« Chaque jour, je suis assis à ma fenêtre. Mes longues-vues sont mon microscope. A travers elles, je vois des mouvements chez les gens dans la rue que d’habitude on ne reconnaît pas. Là un minuscule tressaillement, là-bas une pauvre plainte, ici un tapage insignifiant. Si je zoome sur la douleur des gens, il y a un moment où elle va me gagner. Je sais que cet instant viendra. Il y aura alors des représailles, et mon histoire aura une fin. » Jens Steiner | Carambole, Ed° Piranha, p. 85

C’est bientôt les vacances. Des jeunes gens indolents s’ennuient sous un arbre. Il fait déjà très chaud et aucune perspective attrayante ne se dessine. L’un d’entre eux, Fred, pense à Renate, une jeune fille aux formes affolantes. Que fait-elle en ce moment ? Est-elle sur cette chaise longue en bikini, en train de se faire dorer au soleil ? En fait, Renate n’est pas du tout là où il le pense.
Fred et ses amis sont pétris de «désirs secrets» et ce ne sont pas les seuls. Tout ce village anonyme de Suisse alémanique est comme eux. La mère de Renate, son père, les mystérieux membres de la «Troïka», l’étrange Freysinger dont on squatte le jardin, tous les personnages jouent un jeu personnel et secret. Les aspirations de chacun – souvent devenues amères et désillusionnées – sont invisibles aux yeux des autres.
Dans ce roman, chaque histoire individuelle éclaire un aspect de l’existence des habitants du village et lie les personnages entre eux. Tantôt ils s’avancent au premier plan, puis reculent pour réapparaître quelques pages plus loin. L’apparente immobilité du quotidien se confronte aux changements du paysage commun – des enseignes disparaissent, des nouveaux quartiers se construisent – et aux événements dramatiques qui surgissent au fil du texte.
Pour dessiner ce petit monde, Jens Steiner adopte un dispositif redoutablement habile. Construit en douze « rounds », le roman offre, à chaque chapitre, une nouvelle focale, un nouveau cadrage au lecteur.
L’auteur monte ainsi une vaste partie de Carambole (une sorte de billard qui se joue sur un plateau de bois) littéraire où l’histoire de chacun ricoche, à un moment donné, sur celle des autres.
La construction narrative de ce récit kaléidoscopique est ambitieuse. Jens Steiner, dans une chronologie désordonnée, sème des indices, des petits détails en apparence inutiles, sans importance. C’est au lecteur de percevoir ces infimes traces pour composer le puzzle et d’intercepter le cri lancé par les personnages. Cri qui résonnera en écho dans l’histoire des autres.
Chacun des chapitres, tout en demeurant autonome, forme un magnifique « tout », une peinture sans concession d’une société qui s’effrite.
Le lecteur, d’abord dérouté, s’accroche, veut comprendre, veut tout éclaircir pour avoir enfin une vision panoptique du village. Mais, comme pour les personnages du roman, le réel ne sera jamais entièrement déchiffrable, pas plus que les motivations profondes des uns et des autres.
Il y a un véritable plaisir de voyeur et de joueur à plonger dans ce roman. Comme si, observant vos voisins, ou vous intéressant à des passants un peu curieux – à l’image du photographe alité d’Alfred Hitchcock dans « Fenêtre sur cour » ou son confrère de « Blow up », filmé par Michelangelo Antonioni –, vous vous mettiez à imaginer tout un scénario à partir de quelques indices. Y a-t-il eu crime ? Y a-t-il eu une grosse explosion ? Peut-être, certainement… mais rien n’est sûr.
« Carambole » est un récit d’une grande puissante narrative et poétique; la manière distanciée dont Jens Steiner décrit la culpabilité et la honte nous touche par sa justesse.
Alors, si vous faites partie de ces lecteurs exigeants, à la recherche d’une narration originale, ce roman est fait pour vous !
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Jens Steiner, né en 1975 à Zurich et formé à la philosophie et à la littérature, a décroché, en 2013, pour son second roman, « Carambole », le Schweizer Buchpreis, qui récompense, chaque année, depuis 2008, un livre suisse en langue allemande.
C’est la remarquable jeune maison d’édition Piranha qui publie en français ce texte original, dense et poétique. Traduction assurée par François et Régine Mathieu.